“Le social à la peine” Philippe Labbé

“Le social à la peine” Philippe Labbé

Le social à la peine.

Philippe Labbé

Ethnologue, docteur en sociologie

10 octobre 2018

“Une pensée disjonctive.

Le social, entendez tout ce qui n’est pas exclusivement économique, est à la peine, confronté de plusieurs manières à l’absurde, en fait à une pensée de la complication alors qu’il s’inscrit dans celle de la complexité. Rappelons que la première rêve (en fait délire) de faire entrer des individus patatoïdes, chacun singulier, dans un moule parallélépipédique, qu’elle raisonne en termes de causalité A sur B donnant toujours C, alors que la seconde reconnaît par la force des choses, les faits étant têtus, l’aléatoire, A sur B donnant C’… ce prime étant in fine l’indication de la liberté de l’individu. La pensée de la complication sépare, trie et classe en silos, raffole des cellules excel… s’inscrit dans ce qu’Edgar Morin appelle « la pensée disjonctive » ; la pensée de la complexité relie, appréhende l’individu dans toutes ses dimensions qui, bien évidemment, sont poreuses entre elles puisque cohabitant sous la même peau, dans la même pensée. Donc interagissantes et produisant des émergences. Ne traiter que le professionnel dans un parcours visant l’insertion, pardon : on dit « inclusion » désormais, c’est croire que l’individu malade, sans logement ou isolé (ces « freins à l’emploi » qualifiés de « périphériques » comme si ne pas disposer d’un logement, être seul ou nourrir un cancer était secondaire !) peut accéder mécaniquement à l’emploi… il suffit qu’il traverse la rue. Simple comme bonjour… en fait si simpliste que la seule explication qui vienne à l’esprit pour expliquer un tel « raisonnement » est que celui qui pense ainsi est hors-sol, n’a jamais rencontré la glaise des terrains. Celui qui pense ainsi fait partie à tous les coups de « ceux qui réussissent », vous savez ceux que l’on croise dans les gares et qui ne sont pas « ceux qui sont rien », eux surnuméraires invisibles dans ces mêmes gares. Cela a été dit.

Expérimentons des pogroms !

Outre cette incompatibilité essentielle, le social est l’objet de critiques et d’une tactique retorse, l’expérimentation. Celle-ci a beau jeu, fardée d’une illusion démocratique. Tel est le cas, particulièrement remarquable, du ballon d’essai lancé par le gouvernement concernant la fusion, en fait l’absorption des Missions locales par Pôle emploi. Rappelons que celles-ci, qui existent depuis plus de trente-cinq ans, accueillent, écoutent, orientent et accompagnent tous les jeunes, quelles que soient leurs demandes ou leurs difficultés. Pôle emploi, lui, s’occupe de l’emploi, de l’emploi… et de l’emploi, malgré un discours récent, motivé par des crédits européens, selon lequel il aurait découvert sur son Chemin de Damas les vertus de l’accompagnement global des jeunes. La justification de l’expérimentation repose sur l’autodétermination des « acteurs » (en réalité, on les préfèrerait « agents », agis par le système, disciplinés, plutôt qu’acteurs agissant sur le système) et revient à dire : « Nous n’imposons rien, à vous de choisir. » Sauf que… supposons que le gouvernement propose que les édiles qui le souhaitent expérimentent sur leurs territoires des pogroms ou promeuvent des discriminations homophobes. Absurde ? Probablement en ce qui concerne les objets de ces expérimentations (encore que, avec le vent mauvais des populismes…) mais pas en ce qui concerne la « logique » (on hésite sur ce mot) de l’expérimentation : même irresponsabilité au plus haut niveau, même pseudo-démocratie… et, au bout du compte, la quasi-assurance que certains, raisonnant peu, s’y engageraient. S’il existe des expérimentations bénéfiques, celles de bonnes pratiques pour lesquelles on teste localement des innovations sociales remarquables susceptibles d’essaimer, l’expérimentation peut être – c’est le cas ici avec cette fusion-absorption – la patate chaude que l’on refile au sens commun, l’irresponsabilité travestie des habits d’une liberté sans morale.

La déconstruction de la coopération.

En sus de cette pensée excel exprimée en pauvre power point et du piège de l’expérimentation, le social est au régime des subventions au mieux à moyens constants, donc diminuant du fait du glissement technicité-vieillissement. Jamais à court d’idées, le discours des Grands propose une solution très simple : « Répondez à des appels d’offres ». Voilà un remarquable oxymore car qui dit appel d’offres dit lauréats et… recalés. Problème : sur le podium, il y a trois lauréats et, sur les gradins, des milliers de Petits. Autre hiatus : les professionnels du social de longue date travaillent en réseau… on leur a d’ailleurs dit et redit « Coopérez ! Mutualisez ! » Mais la règle du réseau est la coopération, la contribution (je contribue au réseau) et la rétribution (je suis rétribué par le réseau), la réciprocité. La règle de l’appel d’offres est la concurrence, chacun contre tous. L’injonction aux appels d’offres recouvre donc une oeuvre de déconstruction des réseaux… « diviser pour mieux régner ».

« Affaissement moral », « Régression sociale », « Règne de la cupidité »… Rosanvallon, Morin, Cohen… tous constatent ce que les pioupious du social, à l’échelle de leurs terrains, subissent. Mais bon, il suffit d’une « situation » (lorsque le spectateur devient acteur) pour remettre les choses à l’endroit. « Il est grand temps de rallumer les étoiles », écrivait Apollinaire. Ce « rallumage » est celui de la raison contre l’illusion, de la pensée critique contre la pensée idéologique, du bon sens contre le sens commun.”

Auteur: insertion3

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