” Missions locales : du loup au chien. S’agenouiller ou se lever.” Un article de Philippe Labbé

” Missions locales : du loup au chien. S’agenouiller ou se lever.” Un article de Philippe Labbé

“Voici deux ans que Bertrand Schwartz, qui fût à l’origine de la création des Missions locales et, plus encore, de l’usage commun de la notion d’insertion, nous a quittés. Ces Missions locales, décidées par le gouvernement Mauroy en 1982, n’étaient pas des « structures » mais juste une mise en réseau des acteurs locaux. L’idée de Schwartz, exprimée dans son rapport de 1981, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes (La documentation française), était double : d’une part ne pas dissocier ni même hiérarchiser le social (santé, loisirs, logement…) et le professionnel (formation, emploi), d’autre part accueillir les jeunes qui commençaient à éprouver des difficultés d’accès à l’adultéité, les écouter et mobiliser les ressources du territoire pour répondre à leurs besoins. Il n’y avait dans le rapport aucune indication ou consigne sur l’architecture de ces noyaux réticulaires : à chaque ville de réunir les acteurs et à ceux-ci d’inventer comment s’organiser. On perçoit ici l’esprit et la posture de l’éducation populaire : les réponses sont là, il suffit d’en favoriser l’éclosion. Elles furent appelées « Missions » car elles ne devaient être que « temporaires », un ou deux ans tout au plus pour que la question du chômage soit résolue… L’été 1981 était gros d’espoirs et d’utopie : tel Merlin l’Enchanteur sortant de la forêt de Brocéliande, Mitterrand parviendrait à n’en pas douter, en deux coups de baguette magique, à faire se réchauffer la France aux braises encore tièdes des belles années des Trente Glorieuses. Las, on sait ce qu’il advînt : montée vertigineuse du chômage qui doublait tous les trois ans, installation dans les trente, quarante ou plus Piteuses, transition du welfare state au workfare state sous couvert de responsabiliser les chômeurs. Il fallût peu de temps pour que, de responsables, ceux-ci deviennent coupables. Parmi eux, les jeunes invalidés pour motif d’inexpérience comme les vieux pour motif d’obsolescence.

Les Missions locales se sont donc progressivement installées dans le paysage d’une politique de l’emploi. D’une dynamique militante elles migrèrent vers un univers institutionnel : mission de service public, inscription dans le code du travail et dans celui de l’éducation, convention collective nationale… jusqu’à, aujourd’hui, évoquer la fable du chien et du loup : consignées tel le chien gras dans l’exécution de programmes hétéronomes, réduites à complaire à leurs maîtres (Etat, Région) moyennant quoi ceux-ci leur accordent « force reliefs ». Le loup, on le sait, choisît de ne pas porter de collier, de courir dans la forêt, certes le ventre creux… mais libre. Les Missions locales, elles, ont choisi (plus ou moins consciemment) la laisse institutionnelle… avec toutefois une gamelle très médiocrement remplie. De satisfaire les besoins des jeunes par les outils des politiques publiques, elles mobilisent les jeunes pour satisfaire ces dernières… 180°… « Il me faut dix Garantie Jeunes pour la fin du mois ! », entend-t-on dans leurs couloirs. Les jeunes instrumentalisés, désignés et réduits à des programmes malgré quelques actes de résistance tels que « Ne nous mettez pas dans vos cases ».

A bien (peut-être trop : endogamie ?) les connaître, trois autres constats me viennent à l’esprit…

Comme très largement dans tout le monde du travail, l’expression la plus commune y est « lenédanleguidon », ce qui, pour des professionnels dont l’activité principale est d’écouter, de comprendre, de dialoguer, de mobiliser, d’accompagner, pose un sérieux problème : faute de temps, on y réfléchit peu, juste de temps à autres quelques moments d’ « échanges de pratiques », histoire d’expulser en catharsis ce (pourtant minuscule) caillou que l’on a laissé entrer dans la chaussure, le scrupulus, qui rappelle douloureusement la dérive d’un métier en emploi, voire en job, avec son corollaire : à l’engagement des acteurs a succédé la procédure des agents… mais a-t-on déjà vu un protocole soulever l’enthousiasme ? Qui plus est, là aussi pour beaucoup, elles doivent tracer l’indicible dans les cellules d’Excel, elles doivent entrer des individus patatoïdes dans les moules parallélépipédiques des dispositifs et programmes. Pensée de la complexité contre pensée de la complication. Pensée qui relie contre pensée disjonctive, dirait Morin. Pensée sociale pratique, l’école de la vie, contre pensée technocratique hors-sol, l’ENA.

Comme le monde du travail social ou celui du soin, les Missions locales ont parfaitement compris que, assises dans la salle de spectacle  célébrant la French Touch, la Start-up Nation, le culte des data et des algorithmes exercés si possible en open-space, la glorification d’être entrepreneur de soi-même, elles n’avaient au mieux qu’un strapontin, celui de la bonne conscience sociale signée de l’eau bénite de la compassion et des discours façon 3ème République, estrades et rouflaquettes : « Jeunesse ! Notre devoir d’avenir ! Notre impératif national ! »… aussi riches de trémolos que monétairement sourds. Le temps n’est pas aux loosers, aux 10% qui ont raté le bac, à celles et ceux qui ne sont pas bien nés pour des questions de patronyme, de résidence, etc. Le temps n’est pas aux gens de peu qui comptent peu puisque « il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ». ça été dit et ça dit tout.

Enfin, comme bien d’autres secteurs professionnels de la cohésion sociale, elles voient fondre leurs subventions au mieux avec l’antienne « à moyens constants » (absurdité ne serait-ce que face au glissement vieillesse-technicité), plus souvent avec des coupes qu’il leur est charitablement recommandé de compenser en répondant à des « appels d’offres ». Et les voilà mobilisées dans le jeu de la concurrence et de la performance car, bien entendu, un appel d’offres hisse quelques lauréats sur le podium (un temps seulement) et renvoie beaucoup d’éliminés sur les gradins. La performance s’est substituée à l’efficacité qui, semble-t-il, ne suffit plus aux « Grands » : bien faire est insuffisant, il faut désormais être le meilleur… « laver plus blanc que blanc » disait Coluche. Ainsi déconstruit-on un réseau – celui-ci de 450 Missions locales et de 14 000 professionnels : en changeant à coups d’ « indicateurs de performance » les règles d’un jeu qui, dans un réseau, devraient être celles de la réciprocité (contribution-rétribution) mais qui deviennent celles de la concurrence, du combat de chacun contre tous. C’est-à-dire celles du marché, cette transcendance païenne qui tombe si bien pour combler la vacuité des idéaux collectifs.

Cerise sur le gâteau, en pleine trêve des maillots de bain, on apprend que « les collectivités locales volontaires pourront expérimenter la fusion de leur mission locale dans Pôle emploi dans le cadre d’« une gouvernance adaptée ». » Face à ce ballon d’essai ou ce « pavé dans la mare » selon Les Echos (18 juillet 2018), Jean-Patrick Gille, président de l’Union nationale des Missions locales, réagit justement : « C’est la négation de ce que l’on est. » La pression aussi quantitativiste que déraisonnable d’objectifs « efficients » et « performants » ne suffit plus : il faut se débarrasser de ces intervenants sociaux rêveurs, finir le travail engagé à coups de « conventions » dites « pluriannuelles d’objectifs », pourtant à réviser chaque année, et de « dialogues de gestion » durant lesquels il ne s’agit assurément pas de dialoguer mais d’enregistrer les consignes en ne parlant que de gestion pas d’accompagnement de la jeunesse… Mais il faut le jouer finement car des sédiments de professionnalité, d’humanité et de bon sens sont encore là. Dès lors, comment procéder ? Mais bon dieu, mais c’est bien sûr ! Par l’ex-pé-ri-men-ta-tion ! Autrement dit, sous couvert de démocratie – chacun choisit ou non de s’engager – et surfant sur la vague de l’innovation – ne pas expérimenter est synonyme de « vieux monde », la déconstruction d’un réseau est en cours : ce qu’on ne peut faire top-down avec 450 administrateurs, élus couvrant tout le spectre politique, on l’engage comme un coin dans un billot assuré qu’ici et là des maires seront séduits (du latin sedire signifiant « tromper ») par l’illusion de la simplification. Il suffit d’entrouvrir la porte. Certains la franchiront et cela suffira : l’égalité d’accès et l’égalité de traitement, les deux premiers critères de la mission de service public, tomberont. Avec eux, un réseau national.

Pourquoi écrire ceci alors que, comme Régis Debray constatant que toute sa production intellectuelle « n’a servi à rien » – sic – (Répliques, 30 juin, à l’occasion d’un débat avec Weber et Finkliekraut et de la sortie de son livre Bilan de faillite, Gallimard), j’ai consacré aux Missions locales six ouvrages, du premier Les bricoleurs de l’indicible en 2003 au dernier Des jeunes mis en difficulté en 2017 ? Parce que, outre l’impossibilité de ne pas dire et malgré toutes ces raisons de désespérer version cultiver son jardin, je reste optimiste car, entre optimisme et pessimisme, comment ne pas choisir le premier terme puisque, de toute façon, on ne peut rien faire du pessimisme ? Une étincelle, un peu de bon sens, une volonté suffirait… comme celle, par exemple, de Bertrand Schwartz qui concluait ainsi son livre Moderniser sans exclure : « … je suis, je l’avoue, de plus en plus révolté à la vue de tant d’existences qui se consument. Je ne me résigne pas à la résignation collective. D’où mon utopie ; mais est-ce une utopie ? Certainement, mais quel beau rêve ! Un rêve socialiste, je crois. » 

S’ils le voulaient, les 14 000 fantassins, pioupious de l’insertion des jeunes, avant-garde de l’équité, pourraient tant faire, passer de Missions locales lieux d’une « offre de service » et de « prestations » (qu’on se plaigne après que les jeunes soient consommateurs) à des Missions locales espaces : le lieu répond à une fonctionnalité ; l’espace, Michel de Certeau nous le rappelle, est « un lieu habité par les hommes ». S’ils décourbaient l’échine, s’ils levaient la tête pour prendre la mesure de ce qui se prépare contre eux, plutôt que de l’enfouir dans le sable du chacun pour soi… Même en-dehors de la coupe du monde de football, on peut rêver, non ? Et, s’il est difficile de rêver, on peut au moins se lever en mémoire de cet anniversaire du décès de Bertrand Schwartz qui fût un homme debout : après tout, rien ne permet d’affirmer que, même longtemps agenouillé, l’homme ne puisse pas se relever.”

Auteur: insertion3

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