Comment la fusion de l’ANPE et l’Assedic a déstabilisé les agents de Pôle emploi
Hervé Chapron, ex-directeur général adjoint de Pôle emploi, détaille les mécanismes mis en œuvre lors de la fusion des identités qui ont abouti à la création de Pôle emploi en 2008.
Qu’est-ce qui coince à Pôle emploi ? Née en 2008, la structure publique est le fruit d’une fusion entre l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) et l’Assedic (association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce). Inefficace, coûteux, mal organisé… Près de dix ans après sa création, Pôle emploi est toujours la cible de critiques.
Mardi 4 septembre, franceinfo révèle que l’opérateur public est visé par une information judiciaire depuis 2014, pour harcèlement moral, mise en danger délibérée de la personne d’autrui, non-assistance à personne en danger, homicide involontaire et conditions de travail contraires à la dignité de la personne. L’enquête porte notamment sur le suicide d’une salariée en 2012. Mais pas seulement. Les conditions de travail à Pôle emploi sont au cœur de la plainte déposée par la famille de cette jeune femme et par le syndicat CFTC. Elles sont également dénoncées par de nombreux salariés qui témoignent de leur mal-être sur franceinfo.
Ancien directeur général adjoint de Pôle emploi, Hervé Chapron a coécrit Pôle emploi, autopsie d’un naufrage (Ed. de l’Opportun, 2014). Un livre au vitriol dans lequel il analyse les raisons du « fiasco » et de l’« échec » de cette fusion.
Franceinfo : Quels étaient les objectifs de la fusion entre l’ANPE et l’Assedic ?
Hervé Chapron : À l’époque, les dirigeants politiques vantent la rationalité. C’est le « guichet unique » pour le demandeur d’emploi, qui gagne du temps avec tous les services (accompagnement et indemnisation). Et en opérant ces synergies, on réalise des économies d’échelle. On fait plus avec des moyens et des effectifs équivalents. Sur le papier, ce raisonnement est extraordinaire. On peut même se demander pourquoi on ne l’avait pas fait avant… Aujourd’hui, on peut aussi se demander est-ce que ça fonctionne mieux qu’avant ? Est-ce qu’on a fait mieux ? Évidemment que non.
Pourquoi cette fusion aboutit-elle à un « naufrage » selon vous ?
Elle s’est faite à marche forcée, dans un état d’impréparation totale. Les économies d’échelle ne sont absolument pas réalisées, le budget n’a cessé d’augmenter, Pôle emploi a dû embaucher et un conseiller qui devait traiter 60 demandeurs d’emploi au maximum se retrouve parfois avec plus de 100 dossiers !
La fusion a été réalisée sans tenir compte des cultures diamétralement opposées de l’ANPE (une culture de moyens, c’est-à-dire que l’on dépense toujours plus pour que les gens retrouvent un emploi) et de l’Assedic (une culture et des objectifs de résultats). L’ANPE est une organisation très centralisée qui emploie 45 000 personnes sous le statut d’agent public quand l’Assedic compte 15 000 salariés de droit privé [et était géré paritairement par des représentants des salariés et des employeurs]… Bref, tout les oppose. Au risque de faire hurler ceux qui s’occupent d’accompagner les demandeurs d’emploi, l’accompagnement ne relève pas du protocole, il s’adapte à chacun. Ce qui n’est pas le cas de l’assurance chômage qui est un métier protocolaire. Là encore, deux cultures différentes.
La fusion était-elle inéluctable ?
Avant la fusion, l’ANPE et l’Assedic étaient dans une logique de rapprochement opérationnel. Concrètement, on mettait par exemple le système informatique en commun, on harmonisait des pratiques à moindre coût. Il s’agissait de coopérations qui respectaient les compétences et les identités de chaque structure. Mais les politiques ont voulu aller jusqu’au bout : la fusion.
Comment ont réagi les agents de Pôle emploi face à cette situation ?
Qui dit guichet unique dit métier unique. On a formé les gens de l’ANPE à l’assurance chômage en une semaine, sous prétexte que ‘l’indemnisation, c’est simple’. Mais ce sont des conceptions de technocrates. La réglementation de l’assurance chômage est hyper complexe. Deux ans après, le métier de « conseiller unique » [censé pouvoir répondre tant aux questions d’indemnisation que de placement] est abandonné.
La mise en place de la fusion a été compliquée et les agents se sont retrouvés complètement désorientés et déstabilisés. Cela a engendré beaucoup de souffrances qui sont allées jusqu’à des cas de suicides. La fusion est un phénomène angoissant, tout le monde se dit qu’il a intérêt à sortir de la mêlée, on redoute une placardisation, on a peur d’être en doublon, chacun est dans le flou pour sa situation personnelle…
Par ailleurs, la chaîne de commandement est multipliée. Les agents doivent faire face à une cascade de hiérarchies, le tout étant centralisé. Avec la fin du métier unique, nous sommes aujourd’hui face à une juxtaposition des métiers qui renforce le fossé culturel entre ANPE et Assedic. La fusion réelle prendra du temps et de l’argent. Autre difficulté : il y a trop de personnel dans ce qu’on appelle les fonctions support (comptabilité, communication, contrôle de gestion…) et pas assez dans les fonctions d’accueil du public.
Sur le front du chômage, Pôle emploi semble en situation délicate…
Le métier de Pôle emploi est très difficile. Lorsqu’on est en contact avec le public, c’est très tendu : face à un demandeur d’emploi au chômage depuis 18 mois dont le réflexe est de rendre Pôle emploi responsable de sa situation, ce n’est évidemment pas facile… Au moment où la fusion a eu lieu, on a assisté par ailleurs à une explosion du chômage, ce qui a rendu la situation encore plus difficile.
Pôle emploi est un établissement public administratif (en clair, c’est la gouvernance de l’ANPE qui a été choisie) qui a été créé avec la promesse de résorber le chômage. Comme si en créant l’ONU, on promettait la fin des guerres. Aujourd’hui, Pôle emploi est par exemple en concurrence avec des annonces du Bon Coin et on pense qu’un établissement public peut lutter contre un phénomène économique tel que le chômage… L’échec de Pôle emploi était malheureusement inscrit dans sa structure même.